samedi 26 mars 2016

UNE CONVERSATION AVEC MICHEL BUTOR


LA RENCONTRE INESPÉRÉE ENTRE DEUX INNOVATEURS CONCEPTUELS: EMMANUEL LEGEARD ET MICHEL BUTOR!

THE UNHOPED-FOR MEETING BETWEEN TWO CONCEPTUAL INNOVATORS OF LEGEND: THE OLD MASTER AND THE YOUNG GENIUS - EMMANUEL LEGEARD AND MICHEL BUTOR





Emmanuel Legeard: Votre œuvre est très « organique »: la partie n’a de sens que par son rapport à l’ensemble. Donc je comprends très bien que vous ne vouliez pas être réduit à l’image que les anthologies de la littérature donnent de vous… les histoires littéraires… où on vous cantonne au nouveau roman, alors qu’évidemment vous êtes plus et autre que ça. Mais en quelque sorte, comme vous avez votre Victor Hugo personnel, j’ai mon Michel Butor à moi, que j’ai incorporé à ma propre substance intellectuelle, que j’ai assimilé, que j’ai « métabolisé », avec lequel j’ai vécu, et qui est malgré tout celui du nouveau roman: celui de Passage de Milan, de L’Emploi du temps, de La Modification et de Degrés qui est mon préféré et qui est à mon avis un chef-d’œuvre. Ça, c’est le Michel Butor qui fait partie de moi-même et qui fait partie de la vie d’énormément de gens. Il y a eu une espèce de phénomène de transmigration de ce que vous avez écrit dans leur existence propre et vous avez transformé la littérature en transformant la vie des gens. Ce qui était d’ailleurs votre projet de départ…

Michel Butor: Ah, oui, bien sûr, c’était l’intention.

Emmanuel Legeard: Pourquoi, alors que vous étiez manifestement un romancier surdoué – ce qui est excessivement rare – vous êtes-vous détourné du roman?

Michel Butor: C’est une question que, naturellement, je me suis posée moi-même très souvent. Beaucoup de gens voulaient que je me remette au roman, et en particulier les éditeurs qui s’imaginaient que si j’écrivais encore un roman, eh bien, il y avait une affaire à faire, ce que je ne croyais pas. Du tout. Donc j’ai essayé de me remettre à la narration. Et d’ailleurs dans ma critique et ma poésie, il y a énormément de narration, sauf que c’est une narration différente, qui part un peu de tous les côtés. Ce que je cherchais à travers le roman, bon, j’ai l’impression d’avoir réussi à le pousser à travers d’autres formes. Seulement, ça a beaucoup surpris les gens, ça a beaucoup surpris les journalistes et les critiques. Donc il fallu un certain temps avant que l’on se mette à me lire autrement, et évidemment, avec les livres qui ont suivi, on s’est mis à lire autrement les romans aussi. On ne les a plus lus tout à fait comme des romans. J’aurais bien aimé faire plaisir à tout le monde. Et j’ai essayé. Mais ça n’a jamais marché. Vous voyez, par exemple, Le Portrait de l’artiste en jeune singe, c’est une narration. Mais évidemment, on ne peut pas dire que c’est un roman. Ce n’est pas un roman d’abord parce que c’est autobiographique – c’est un peu le seul de mes livres qui soit vraiment autobiographique… autobiographique changé, un peu transformé, exactement comme font les gens maintenant qui font de « l’autofiction », comme on dit… j’ai fait ça bien avant! Ensuite, l’insistance sur les rêves fait basculer le livre dans autre chose que ce qu’on appelle d’habitude « roman ». Mais enfin, il y a du roman là-dedans. Et dans la critique, il y a aussi beaucoup de roman, parce que je raconte les gens. Comme vous le disiez tout à l’heure à propos des anthologies: une œuvre littéraire ou une œuvre picturale, pour moi, c’est indissociable des gens qui l’ont fait, du milieu dans lequel ça s’est fait et pour lequel ça s’est fait, et ainsi de suite. Alors: pourquoi n’ai-je plus écrit de roman après 1960, malgré mes efforts pour essayer de faire quelque chose qui ressemblerait quand même à un roman? Ça ne pouvait plus du tout ressembler à quelque chose qui pourrait recevoir un prix littéraire de fin d’année, naturellement. Ça, c’était fini pour moi. Mais pourquoi n’aurais-je pas réussi à faire quelque chose avec des personnages inventés et, bon, mais j’ai essayé, et il y a des parties romanesques dans certains de mes livres. Seulement, c’est enfoui en quelque sort à l’intérieur de quelque chose de différent. Vous voyez, j’admire beaucoup Zola. Mais surtout, j’admire extraordinairement le sociologue dans Zola et les études préparatoires qu’il a réalisées pour l’élaboration de ses livres. On peut dire qu’inversement à Zola, chez moi, ce sont les études préparatoires qui ont dévoré tout le reste.

Emmanuel Legeard: C’est très intéressant ce que vous dites des études préparatoires de Zola. Dans vos études critiques [Répertoire, etc.], Portrait de l’artiste en jeune singe aussi, il y a cette volonté d’identification. Or on n’est jamais plus intensément soi-même que lorsqu’on cherche à s’identifier aux autres…

Michel Butor: Oui!

Emmanuel Legeard: Est-ce que justement le fait d’avoir abandonné le roman pour se « rabattre » – je ne le dis pas dans un sens péjoratif – sur l’essai critique, ce n’était pas le moyen pour vous d’ajouter cette dimension… ce mode d’intensité qui complétait le mode d’ampleur, expansif, que vous aviez exploité avec le roman, et qui était d’une complexité luxuriante, mais uniquement géographique, cartographique – plane, en quelque sorte…

Michel Butor: Oui.

Emmanuel Legeard: …et qui ne laissait pas de place à votre authenticité que vous retrouvez en étudiant…

Michel Butor et Emmanuel Legeard (simultanément):…les autres.

Michel Butor: Oui. C’est un peu ça. Et puis, parallèlement, c’est aussi lié à ma carrière tortueuse de professeur. Car j’ai toujours gagné ma vie comme professeur. J’ai essayé de travailler un peu chez les éditeurs, comme la plupart des écrivains un peu connus qui ont un port d’attache [i.e. une maison d’édition attitrée]. Mais au fond j’étais fait pour être professeur, donc j’ai une carrière de professeur très anormale, pas du tout « française »… L’Université française m’en a beaucoup voulu de mon indépendance, et ça a été une bénédiction pour moi quand j’ai pu avoir un poste permanent à Genève, ça a été la libération, et l’Université française m’en a voulu encore plus, parce qu’ils étaient très jaloux. Mon activité de professeur m’obligeait à lire et relire intensément un certain nombre d’écrivains et ça a été pour moi toujours passionnant et, bon, j’essayais de me mettre dans la peau du personnage, écrivain. Les écrivains sont des gens qui parlent donc on n’a pas besoin de les faire parler… et pourtant on a besoin de parler à leur place, parce qu’il y a toujours des choses qu’ils n’ont pas réussi à dire et qui naturellement éclairent tout le reste. Moi, j’ai toujours rêvé d’avoir des critiques qui m’éclairent sur moi-même, ce qui est arrivé, comme en l’occurrence… qui m’éclairent moi-même sur ce que j’ai écrit. Au bout d’un certain temps… donc, j’étais professeur à Genève, après l’avoir été dans bien d’autres endroits. J’étais professeur à Genève. Et je vivais à Nice. Et je faisais la navette entre Nice et Genève. Et j’avais deux personnalités, si vous voulez, j’avais la personnalité de professeur à Genève et la personnalité d’écrivain, et d’ami des peintres, etc. à Nice. C’était assez acrobatique, tout ça. Donc il y a une schizophrénie, mais qui est, je dirais, caractéristique du romancier. Les romanciers ont la faculté de se multiplier en personnages. J’avais cette faculté, alors je me suis multiplié moi-même en personnages, et j’ai essayé de comprendre pourquoi Balzac avait traité tel genre de chose ou, aussi bien, pourquoi Mondrian s’était mis à faire des carrés, ou des rectangles.

Emmanuel Legeard: Vous avez déclaré un jour que vous étiez une espèce de « métis »… (1)

Michel Butor: Je suis terriblement français. J’ai pris suffisamment de distance par rapport à mon pays pour pouvoir me moquer d’un certain nombre de ses ridicules comme le fait de devoir composter les billets dans les chemins de fer, ce qui est une exception française totalement stupide, par exemple. En fait, je ne suis pas très doué pour le métissage, je ne suis pas très doué pour les langues. J’ai toujours essayé d’apprendre. Mais la timidité fait que j’ai beaucoup de mal à m’exprimer dans les langues étrangères. J’ai beaucoup vécu dans des pays de langue anglaise, en Angleterre et aux Etats-Unis, surtout. J’ai même fait des cours en anglais. Mais là, parce que la nécessité me forçait, alors je passais outre à ma timidité. J’ai parlé plusieurs fois du trac pour expliquer que le trac était pour moi très créatif. Mais alors il y a pour moi un trac énorme à parler en anglais; je prononce très mal les th, etc.

Emmanuel Legeard: Est-ce que ce n’est pas afin de surmonter ça que vous avez éprouvé le besoin de créer cette composition qu’est Mobile, et où, en fait, ce que vous inventez, c’est tout bonnement l’hypertexte? Bien avant Internet…

Michel Butor: Oui, c’est de l’hypertexte. Grâce à la disposition des morceaux de texte, il y a différents trajets possibles sur la page et à l’intérieur du volume et ça, oui, c’est moi qui ai inventé ça, mais comme beaucoup de précurseurs, j’ai été tout à fait ignoré.

Emmanuel Legeard: Pour rendre justice à votre œuvre, est-ce qu’il ne serait pas préférable de la lire en commençant par la fin, pour la remonter, en quelque sorte à contre-courant, jusqu’aux premiers livres?

Michel Butor: On peut très bien commencer par la fin, et on se promène à l’intérieur de l’œuvre comme on le fait toujours pour les écrivains anciens. Vous voyez, bon, La Comédie humaine… il y a des portes privilégiées qui sont soit le texte que Balzac lui-même a mis en premier qui est La Maison du Chat-qui-pelote, soit le texte habituel que l’on prend pour entrer qui est Le Père Goriot, soit La Peau de chagrin. Ça, ce sont des portails que Balzac a prévus. Mais on fait comme on veut, et surtout comme on peut; et selon les hasards, on va se mettre à lire tel livre, ensuite on va se mettre à lire tel autre – chacun à l’intérieur de la Comédie humaine prend le trajet qui lui convient, et tout ça, en général, ce n’est pas volontaire du tout, ce sont les faits qui font que vous avez rencontré tel ou tel livre. Il y a très peu de gens qui aient lu la Comédie humaine dans l’ordre proposé par Balzac, ordre qui, d’ailleurs, a changé plusieurs fois. Parce qu’il y a eu des romans entiers qui sont passés des d’une section à une autre.

Emmanuel Legeard: Vous pensez qu’on peut transposer vos œuvres au cinéma?

Michel Butor: J’ai fait des petits essais cinématographiques. J’ai collaboré à un certain nombre de documentaires et j’ai participé à deux films qui m’ont intéressé parce qu’apparemment, c’était impossible. Le premier, c’est sur Lautréamont et le second, sur Montaigne. Je suis très fier de ces deux films. La clef, pour visualiser Montaigne… c’est le fait que Montaigne compare lui-même son œuvre à une peinture. Comme vous le savez, c’est ce fameux passage où il parle de la construction de son œuvre et il dit qu’il y a un tableau bien constitué qui est au centre et qui devait être le Discours de la servitude volontaire de La Boétie, mais qui finalement n’est que les Sonnets, et que tout le reste tourne autour comme l’œuvre d’un peintre qui fait des « grotesques », des fantaisies de toutes sortes. Alors, je me suis aperçu que ça, c’était une clef de la construction des Essais. Autrefois, on considérait que Les Essais, ce n’était qu’un entassement hétéroclite, que ce n’était même pas la peine de chercher une structure, et par conséquent cela montre bien qu’on n’avait pas lu le texte. J’ai eu la chance de m’apercevoir que le texte de La Boétie était – numériquement – au milieu du premier livre, et ça m’a donné une clef pour la construction de l’ensemble...

LA SUITE A LA SOURCE:

samedi 19 mars 2016

ENTRETIEN BUTOR - MELANÇON

LE REMARQUABLE ENTRETIEN BUTOR - MELANÇON
POUR 
LES ETUDES FRANCAISES
(1975)

 Robert Mélançon: Le développement de votre œuvre manifeste une attention constante à la question des genres littéraires dont vous avez maintes fois souligné l'importance. À cet égard, la «bibliographie sommaire», qui remplace la rubrique «du même auteur» dans Travaux d'approche...

UN ENTRETIEN UN PEU SUPERFICIEL ET NEANMOINS INTERESSANT AUTOUR DE LA RELATION BUTOR-GEOGRAPHIE

Source: https://cybergeo.revues.org/9952
 

Quelques éclaircissements sur la relation de Michel Butor à la géographie. Entretien avec Michel Butor

Nathanaël Gobenceaux

Michel Butor et La géographie institutionnelle

3N. G. - Vos souvenirs de géographie à l’école primaire, quels sont-ils ?

4Michel Butor - De l’école primaire, je n’ai pas de souvenirs bien précis, quoi qu’il en soit j’aimais bien la géographie. Vous savez, j’étais un enfant amoureux de cartes et d’estampes et l’univers était égal à mon vaste appétit. J’ai toujours aimé les cartes, j’ai toujours beaucoup rêvé sur les cartes. Et puis mon père était dans l’administration des chemins de fer alors nous avions le droit à des permis pour voyager gratuitement, on avait une carte de réduction. Comme en plus on était famille nombreuse, on avait une carte de 90 % de réduction, c’est-à-dire qu’on payait un dixième du prix, et puis on avait en plus une dizaine de permis de voyages par an. Cela nous aidait beaucoup à voyager. J’étais donc dans une famille nombreuse, on était sept enfants, sept frères et sœurs, alors ça fait des frais ! Et je trouvais naturellement qu’on ne voyageait pas assez. Ma mère, qui est devenue sourde à la naissance de ma dernière soeur, adorait lire les horaires de chemins de fer, l’indicateur Chaix -je ne sais pas si ça s’appelle toujours Chaix mais à l’époque le nom de l’indicateur était Chaix, c’était le nom de l’imprimeur qui faisait ça. Elle était une grande lectrice du Chaix et moi aussi j’aimais beaucoup organiser des voyages à partir de l’indicateur de chemins de fer. Chez Proust, il y a un passage où il parle justement de l’indicateur de chemins de fer, il rêve d’aller à Balbec et puis il se met à rêver sur tous les noms de lieux, sur tous les noms qui sont sur la ligne de la Bretagne. Alors donc, à l’école primaire, j’aimais bien regarder les cartes.

5- Et en tant que professeur, vous avez enseigné un petit peu la géographie.

6J’ai enseigné un petit peu la géographie, par erreur si vous voulez. J’étais à l’Ecole Internationale de Genève, dans les années… C’était en 56-57, j’étais professeur pendant un an à Genève, et, c’était dans l’enseignement secondaire. J’étais là comme professeur de philosophie, mais ça ne suffisait pas pour me faire un emploi du temps normal donc il fallait que je rajoute des choses. Alors j’ai fait des classes de français naturellement, et puis on m’a rajouté des classes d’histoire et géographie. Je n’étais pas du tout formé pour ça, mais ça a été très bon pour moi parce que cela m’a obligé à travailler beaucoup les manuels de mes élèves avant de leur faire des classes. Donc j’ai beaucoup appris de géographie lorsque j’ai fait cette expérience et c’est en grande partie ce qui m’a permis ensuite d’écrire le roman Degrés. Parce qu’il y a un professeur d’histoire et géographie là-dedans et donc le programme tel qu’il était à cette époque-là et bien vous voyez, je l’avais à peu près en main.

7- Vous avez souvent dit que vous aviez beaucoup appris à ce moment-là…

8J’ai toujours beaucoup appris en enseignant.

9- Qu’avez-vous préféré enseigner dans la géographie ? La géographie physique ? La géographie humaine ? Ou…

10Non c’était la géographie humaine. Tout m’intéressait, j’étais assez ignorant dans tous les domaines mais tout m’intéressait. Evidemment, ce qui m’intéressait le plus, c’était la géographie humaine, le cadre de la sociologie, ça, ça me passionnait. Et je suis toujours passionné par ça aujourd’hui, ça n’a pas arrêté.

11- Est-ce que vous avez pratiqué la carte, la conception de cartes et de croquis géographiques pour les élèves dans ces cours ?

12Oui, ça faisait partie des exercices pratiques, mais d’une façon très théorique parce qu’à l’intérieur de l’enseignement secondaire - là ce n’était pas français mais c’était de type français - on n’apprenait pas vraiment à lire une carte. Moi j’ai appris à lire des cartes dans le scoutisme. Là oui, j’ai appris à faire des cartes, à faire des croquis géographiques et à lire des cartes. Je sais très bien lire des cartes.

13- Le scoutisme a joué un rôle important dans votre découverte du monde ?

14Ah très important, parce que j’étais un petit gars des villes. J’avais heureusement une grand-mère qui avait une maison à la campagne, dans le Vexin français, un petit village très joli qui s’appelle La Villetertre. Ce n'est pas très loin de Gisors, dans le département de l’Oise. Nous y passions toutes nos vacances et nous profitions un peu de ces fameux permis de circulation pour aller un peu plus loin. En général les vacances se passaient de la façon suivante : au mois de juillet, nous allions avec mon père en Bretagne. Pendant des années, avant la guerre, on est allé dans un petit village breton, un petit port breton qui s’appelle Locquirec, à côté de Morlaix. Puis il y a eu la guerre alors il n’était plus question de tout ça. Et ensuite on allait à La Villetertre dans la maison de ma grand-mère. Et alors à La Villetertre j’étais à la campagne et j’ai beaucoup marché. A Paris je faisais des sorties les dimanches à cause du scoutisme. C’est ça qui me permettait de quitter Paris et qui m’a appris vraiment à marcher un peu. Donc si j’ai marché dans la campagne familiale ensuite, c’est à cause de l’habitude que j’avais prise dans le scoutisme. Ca m’a été très précieux. Ca à l’air un peu ridicule comme ça les scouts mais ça n’a pas du tout été ridicule pour moi. Cela m’a beaucoup appris.

15- Vous avez dit que vous n’aviez pas particulièrement rencontré de géographes institutionnels au cours de votre carrière d’enseignant ou…

16Non, non, non, j’ai eu des professeurs d’histoire et géographie dans l’enseignement secondaire français, puis après ça je n’ai jamais rencontré de géographes, jamais. Comme j’ai beaucoup voyagé, j’ai fait de la géographie pratique. Et comme j’ai essayé de parler de certains de mes voyages, alors je suis devenu un géographe naïf. Mais sans du tout de liaison avec des géographes institutionnels.

17[…]

18- Est-ce que par exemple quelques noms comme Vidal de la Blache…

19… Ca me dit quelque chose, mais j’ai l’impression que c’est ante diluvien, c’est le début du XXè siècle, c’est ça ?

20- C’est le premier géographe institutionnel.

21Oui.

22- Et Elisée Reclus  ?

23Ca me dit quelque chose aussi.

24- Vous l’avez lu?

25Non je ne l’ai pas lu, mais je l’ai lu, si vous voulez, par l’intermédiaire de Jules Verne, parce que Jules Verne était lié avec Elisée Reclus et a beaucoup lu, s’est beaucoup servi d’Elisée Reclus.

26- Finalement qu’est-ce qui vous évoque le plus la géographie ? Est-ce que ce sont ces noms-là : Vidal, Reclus ou des géographes contemporains ? Ou alors Humboldt, Cartier, Vasco de Gama ?

27Ah ce n'est pas pareil. Il y a les explorateurs et les géographes, ce sont deux, disons, deux positions différentes et deux vocations différentes. Je suis très impressionné par les explorateurs. Vasco de Gama, Humboldt… Je me suis efforcé de lire une partie de ces gens, et ça m’a toujours fasciné d’autant plus que certains sont vraiment des écrivains. Je suis très fasciné par les explorateurs, mais les géographes à partir du début du XXè siècle, je ne les connais pas, ce sont des noms pour moi. Vidal de la Blache c’est un nom. Quand j’étais jeune, la nouveauté c’était la Géographie humaine, c’était Jean Brunhes. C’était une géographie un peu plus éveillée.

28[…]

29- Pour passer à autre chose, j’ai trouvé, mais peut-être que vous n’allez pas être d’accord, que finalement le mot « géographie » est relativement peu fréquent dans votre oeuvre, il revient trois ou quatre fois dans ce que j’ai lu. Il est absent de la quatrième de couverture de Ici et là dont on aurait pu dire que c’était presque un atlas, c’est une présentation géographique…

30Il y a un bouquin qui s’appelle Géographie parallèle, alors là il y a le mot géographie, mais il y a aussi le mot parallèle, c’est-à-dire que ce n’est pas de la vraie géographie. C’est une géographie à côté puisqu’il s’agit presque entièrement de pays imaginaires faits à partir de cartes anciennes. C’est un de mes amis, un graveur suisse qui s’appelle Marc Jurt, qui a fait des gravures en prenant comme fond des cartes anciennes. Alors ces cartes sont transformées complètement par la gravure. C’est à partir de ça que j’ai fait les textes de Géographie parallèle. Il y a le pays décrit par la carte, traduit par la carte et puis il y a tout ce qui lui arrive dans la gravure. Quoi qu’il en soit, j’ai mis le mot géographie dans ce titre-là. En ce qui concerne la fréquence du mot géographie dans mes livres, alors là je ne sais pas. Il y a évidemment tout le programme de l’enseignement de la géographie dans Degrés.

31- Personnellement, je trouve que dans Ici et là on aurait pu évoquer plus directement la géographie…

32Oui. Alors il y a un certain nombre d’ouvrages qui sont organisés géographiquement, mais je ne sais pas si le mot géographie arrive souvent. Parce que sans doute, je préfère ne pas prendre ça de front. Comme je parle de mon expérience de la Terre, des voyages, de tout ce que j’ai fait, j’écris des textes qui sont géographiques puisque j’écris la Terre. Mais je préfère de beaucoup ne pas me heurter de front à l’institution géographique. J’espère qu’un jour ces messieurs me liront.

33- Ils vous lisent…

34… Peu à peu (rires) mais je préfère… Je ne veux en aucun cas entrer dans leurs polémiques.

35- Attendez-vous plutôt que ce soit eux qui fassent le pas vers vous ?

36Ah tout à fait, surtout maintenant. J’attends qu’ils lisent. Evidemment j’ai l’impression qu’il y a dans ce que j’ai écrit énormément de choses qui pourraient les intéresser. Quand j’ai lu les textes que vous m’avez passés2, il me semble qu’ils sont sur la bonne voie.

37- Pour revenir à Géographie parallèle, vous dites que c’est une géographie parallèle, donc qui se démarque de la géographie classique.

38C’est une géographie imaginaire, mais qui est en relation…  La géographie émet des rêves.

39- C’est ce que j’avais un peu noté, est-ce que c’est une géographie mythologique?

40Mythologique, ça dépend de ce qu’on appelle mythologique. Mais enfin, la mythologie joue un rôle important dedans, la mythologie au sens le plus classique, c’est-à-dire la mythologie des grecs et des Latins. Il en est très souvent question. Mais c’est une géographie qui dérive.

41- Je voudrais aussi évoquer les dessins, mais il y a eu plusieurs versions, celle qui est avec les cartes de Marc Jurt, et celle qui est dans le commerce. Ce ne sont pas les mêmes. Pour cette dernière, c’est vous qui avez refait des dessins.

42Non, non, ça n’a rien à voir avec les gravures d’origine de ce texte-là.

43- Ces petits dessins, vous les avez faits après ?

44Je les ai faits après, je les ai faits pour décorer le livre.

45- Ces petits dessins m’ont interpellé car on retrouve des sortes de Globes stylisés, on retrouve aussi, je ne sais pas si c’était fait exprès, des espèces de surfaces noires qui ressemblent à des coupes topographiques…
Agrandir Original (jpeg, 152k)

Figure 1 : types de dessins que l'on trovue dans Géographie parrallèle

Source : Butor M., 1998, Géographie Parallèle, L'Amourier

46Oui mais c’est de loin. Je me souviens que j’ai fait ça en deux étapes. Des dessins sont composés de lignes croisées plus ou moins et d’autres sont des espèces de balafres faites de découpages de papier noir. Il y a deux couches si vous voulez. Et dans les textes de Géographie parallèle, je pense qu’il faudrait distinguer d’abord les cartes anciennes, ensuite la gravure qui les recouvre, et la troisième couche, c’est le texte qui vient, qui traverse, qui se promène entre les deux. Malheureusement, je n’ai pas ces documents-là. Je ne peux pas vous montrer des gravures de Géographie parallèle parce que je n’en ai pas. Le graveur les a toutes gardées car il espère qu’une institution va acheter l’ensemble. Pour l’instant, aucune institution ne les a achetées, j’espère que ça lui arrivera un jour.3 C’est pour ça que je ne les ai pas à ma disposition. Je ne peux pas vous montrer l’effet que ça fait, il faut imaginer ça. Ce sont des gravures qui sont des exemplaires uniques parce qu’on ne peut plus retrouver ces vieilles cartes, ce serait un travail immense de retrouver ces vieilles cartes pour refaire d’autres exemplaires.

47- On va faire un petit retour en arrière et revenir sur vos lectures géographiques d’enfant ou d’adolescent alors que vous rêviez déjà d’horizons lointains. Quels sont les récits de voyages qui vous ont marqué à cette époque ?

48Il y a évidemment un auteur qui a été essentiel pour moi c’est Jules Verne. J’ai été passionné par la lecture de Jules Verne, et il m’a beaucoup promené. C’est ça qu’il voulait faire, c’est un auteur pédagogique. Il voulait apprendre aux écoliers à aimer ce qu’on leur enseignait. Et il y avait un gros manque à cette époque-là et évidemment il a énormément fait découvrir la terre aux élèves des internats. Alors moi je fais partie de ces élèves et je dois beaucoup à Jules Verne. Il a été mon grand professeur de géographie. Mais après ça, j’en ai eu beaucoup d’autres.

49- Et par la suite, d’autres ouvrages, d’autres récits de voyages, même plus récemment ?

50J’ai lu des récits de voyages. Je ne pourrais pas vous faire une liste, mais j’ai beaucoup travaillé aussi le voyage chez les écrivains. Parce qu’il y a beaucoup d’écrivains qui ont été des voyageurs. Au seizième siècle, le rêve de tous les intellectuels, de tous les jeunes intellectuels européens, c’était d’aller à Rome. Ainsi en France, Rabelais réussit à aller à Rome, Joachim du Bellay réussit à aller à Rome, Montaigne réussit à aller à Rome, et donc ils ont tous plus ou moins raconté leur voyage. Les antiquités de Rome de Du Bellay, puis le Journal de voyage de Montaigne. Alors donc, cet élément est très très important chez eux. Et au moment du romantisme, il y a eu un thème fondamental : c’est le voyage en Orient. Ca commence un peu à la fin du dix-huitième siècle avec Volnay, mais c’est surtout Chateaubriand. C’est le premier grand voyageur du dix-neuvième siècle en France,  avec les deux côtés : le voyage en Amérique d’une part et le voyage en Orient, c’est-à-dire au Proche-Orient à cette époque-là. Et il n’a pas été imité, ou très peu, dans son voyage américain ; on peut dire qu’il a fallu attendre un siècle avant que les écrivains se mettent à aller aux Etats-Unis. J’ai fait un cours à Genève sur l’image des Etats-Unis dans la littérature française du XIXè et du XXè siècle, de la première moitié du XXè bien sûr. Mais en ce qui concerne l’Orient, d’autant plus qu’il y avait la guerre d’indépendance de la Grèce, vraiment, ça a été l’idée fixe de tous les romantiques d’y aller, de refaire le voyage en Orient. Le voyage de Chateaubriand est tellement fondamental qu'on peut dire que tous les voyages littéraires qui ont suivi sont des variations sur le thème fondamental de Chateaubriand. Il y a eu Lamartine avec un très beau récit de voyage, un très beau livre de voyage, et puis Nerval, Théophile Gautier naturellement. Ca va jusqu'à Flaubert. On peut même dire que ça va jusqu’au début du XXè siècle avec Barrès et puis un Orient qui se diffuse avec Gide, avec l’Afrique du Nord, et cætera. Là on est dans un halo qui est imprécis, mais dans la première moitié du XIXè siècle, Chateaubriand donne un thème que les autres vont exploiter et varier. Tout ça a évidemment été très important pour moi, donc je l’ai beaucoup étudié. J’ai beaucoup étudié les voyages de ces gens-là et la façon dont ils les racontent, la façon dont ils organisent tout cela. C’est-à-dire quels sont les lieux qui deviennent importants pour eux, la façon dont ils organisent leur propre voyage et leur vison autour d’un nombre de lieux essentiels. Donc j’ai beaucoup lu les écrivains voyageurs.

51- Vous êtes toujours intéressé par la dimension géographique. Comme vous dites : les lieux qui ont organisé leur voyage.

52Bien sûr. J’ai aussi beaucoup étudié l’espace chez les grands romanciers. La façon dont l’espace est représenté et distribué. Alors, chez Balzac, Hugo, Et cætera… Hugo est un cas particulier parce qu’il n’a pas voyagé en Orient, il n’a pas fait le voyage obligatoire en Orient. Il s’en est abstenu. Il n’est pas le seul, il y en a d’autres qui n’ont pas pu tout simplement. Mais alors, il l’a remplacé par le voyage en Allemagne, par le Rhin, qui est un livre tout à fait magnifique aussi, passionnant.
Michel Butor et les concepts géographiques

53- Maintenant j’aimerais vous poser des questions à propos des concepts et des notions géographiques. On va revenir aux cartes. Et ma première question est : aimez-vous les cartes ?

54Oui j’aime beaucoup les cartes et j’ai beaucoup travaillé sur les cartes, j’ai beaucoup réfléchi sur l’idée de la projection. Dans Degrés, il en est question. La projection de Mercator, et la déformation considérable de la réalité qui est provoquée par son utilisation encore aujourd’hui de beaucoup la plus fréquente, cette déformation fait que les pays de l’hémisphère Nord, surtout à partir d’une certaine latitude évidemment, sont considérablement agrandis par rapport aux pays de la zone équatoriale. On a beaucoup de mal à se sortir de cette représentation-là. Nous avons beaucoup de mal à sentir à quel point l’Afrique est grande. L’Afrique est incomparablement plus grande que ce que nous en savons, ceci parce que dans la projection de Mercator, elle est complètement réduite. Vous me direz, si la projection de Mercator a eu tellement, et  a encore tellement de succès, c’est aussi parce qu‘il y a en nous quelque chose qui désire que l’Afrique soit petite. Ou que l’Inde soit plus petite que ce qu’elle est en réalité. Et ainsi de suite.

55- Pensez-vous, pour revenir à la littérature et d’abord à vous et à votre oeuvre, que cette dernière soit cartographiable.

56Est-ce que je pense qu’elle est cartographiable ? On peut faire des cartes à partir de ce que j’ai écrit, c’est évident. Il y a des gens qui ont vaguement le projet de faire une cartographie de mes trajets. Des trajets que j’ai accomplis sur la Terre. Alors, ça m’intéresserait beaucoup de voir ça et ça mettrait en évidence l’immensité des régions que je n’ai jamais parcourues. Parce que je me suis promené dans les cinq continents, c’est vrai, mais ce que je ne connais pas est gigantesque par rapport au très peu que j’ai vu. Il y a des régions que j’ai parcourues et d’autres qui me sont complètement inconnues. C’est très facile de faire une cartographie de mes propres déplacements. En ce qui concerne mes écrits, les lieux dont je parle sont bien évidemment étroitement reliés à ceux que je connais, à ceux que j’ai expérimenté. Il n’y a pas que ça, il y en a bien d’autres parce que, par personne interposée, je parle aussi d’autres lieux. Et puis il y a des lieux imaginés, il y a des lieux que je n’ai pas vus et que j’imagine. Et puis il y a aussi des lieux que j’imagine à partir de lieux qui existent. Alors ça c’est un peu la géographie parallèle. Il y a un autre texte plus récent qui est le texte que j’ai fait pour le musicien Henri Pousseur : « Paysages planétaires ».

57- C’est le même qui est repris dans Seize lustres…

58Oui, c’est le même qui est repris dans Seize lustres. Ce sont des textes qui sont faits à partir d’une œuvre électronique d’Henri Pousseur dans laquelle il utilise des sources ethnographiques, de l’ethnomusicologie, qu’il transforme, qu’il mêle à d’autres choses. Donc chacune des pièces mêle toujours plusieurs régions différentes du globe. D’où cette production de géographies imaginaires qu’on trouve dans Seize Lustres, dans les « Paysages planétaires ».

59- Est-ce que le fait que vous ayez aimé les cartes, que vous les pratiquiez, est-ce cela qui rend votre oeuvre proche de la cartographie ?

60Certainement, j’ai beaucoup aimé les cartes, j’aime encore beaucoup les cartes, je travaille sur les cartes. Je ne sais pas si on peut cartographier mon oeuvre, mais on peut faire des cartographies à partir de mon oeuvre. Vous voyez, c’est un peu autre chose. On peut faire une carte avec mes voyages et on peut faire une carte avec les pays dont je parle. Autre exemple je ne suis jamais allé en Inde. Mais j’ai des amis photographes qui y sont allés. Ce qui fait que pour eux, j’ai écrit un texte sur l’Inde où je n’ai jamais mis les pieds.  L’Inde est quand même présente à travers ce texte et évidemment ces photographies. Mais aussi à travers le texte même sans les photographies. Le texte est repris dans Ici et là.

61Donc on parlait des cartes de votre œuvre. J’ai établi des cartes dont une de « votre vie » si j’ose dire avec…

62Ah oui, vous voyez… C’est très bien ça…
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Figure 2 : Pays visités par Michel Butor

63Pays visités par Monsieur Butor en tant que conférencier ou professeur invité. Alors c’est un peu trompeur parce que là par exemple, on a l’impression que je me suis promené dans toute la Russie. Je suis allé une seule fois en Russie, je suis allé à Moscou, Saint-Pétersbourg qu’on appelait alors Leningrad -et jamais personne n’aurait imaginé à cette époque qu’il y aurait ce retour, c’était vraiment inimaginable- et puis à Kiev… Ca m’a beaucoup appris parce que, en tant qu’occidental, je m’imaginais qu’en Russie on parlait Russe, que dans l’ensemble de la Russie on parlait russe. À ce moment-là c’était encore la Russie. On m’avait donné un jeune interprète, charmant, qui venait de se marier. Il aimait bien être avec moi, mais enfin il aurait mieux aimé retrouver sa femme le soir. Il est venu avec moi à Kiev, il n’est pas venu à Leningrad parce qu’il y avait un professeur que je connaissais qui se chargeait de moi à Leningrad. Mais il est venu avec moi à Kiev, et là il a appris comme moi qu’on n’y parlait pas russe. Vous voyez, je n’imaginais pas que l’ukrainien était une langue. Qu’il y avait même une grande littérature. Je ne le savais pas du tout, et lui non plus. Ce jeune russe qui parle très bien français découvrait stupéfait qu’à Kiev les gens ne comprenaient pas ce qu’il disait ou plutôt faisaient semblant de ne pas comprendre ce qu’il disait, parce qu’ils étaient tous obligés d’apprendre le russe. Mais ils ne voulaient pas… Aujourd’hui l’Ukraine est un pays indépendant, dans une certaine mesure, mais enfin quand même ça n’a plus rien à voir avec ça. Donc il y a là-dedans des pays… Par exemple aux Etats-unis, ça je me suis promené un peu, presque dans les 50 Etats. Tandis que la Russie, ce n'est pas du tout pareil. Mais là vous avez bien marqué la différence de couleurs. Et au Canada, je suis allé au Québec, je suis aussi allé dans l’Ontario et en Colombie britannique. J’ai été professeur invité pendant deux mois à l’université de Victoria. Mais, c’est déjà très éclairant. Sûrement.

64- Vous êtes allé en Afrique, or l’Afrique apparaît relativement peu dans votre oeuvre…

65Je suis allé en Afrique. Pour l’Afrique, il y a deux couches on peut dire. J’ai commencé par aller en Afrique méditerranéenne, en Egypte. Et puis j’avais une partie de ma famille qui était colon en Tunisie, alors ça m’a donné l’occasion d’aller en Tunisie. Ensuite, j’ai des camarades de l’agrégation de philosophie, qui ont eux réussie l’agrégation parce que moi je ne l’ai pas réussi, qui ont été nommés professeurs. Alors il y en a un qui était professeur à côté de Tunis, à Carthage, et un autre qui était professeur à Constantine. C’était un philosophe : Jean-François Lyotard. Donc je suis allé de Tunis à Constantine avec ces autres amis, ceux qui étaient à Carthage. Nous sommes allés ainsi jusqu’à Constantine en nous promenant un peu. Ensuite, j’ai fait des conférences au Maroc, c’est un des premiers pays où je sois allé faire des conférences. Pour l’Algérie, je suis donc d’abord allé à Constantine et après ça, longtemps après, je suis allé faire des concerts avec le pianiste Jean-François Heisser. On a donné les Variations Diabelli à Constantine. C’était un voyage important parce que la France avait donné à l’Algérie, qui était déjà indépendante à ce moment-là, cinq pianos à queue. La France avait une générosité culturelle … Ils avaient des pianos à queue dont ils ne savaient pas quoi faire, alors ils les ont envoyés en Algérie. Il y restait cinq instituts français qui doivent encore exister. Donc ils ont envoyé un piano à chaque institut français. D’où l’intérêt pour ces instituts de faire venir un pianiste. Comme j’avais publié le truc sur les variations Diabelli, on nous a invités tous les deux. Quand on est arrivé à Constantine, on s’est aperçu qu’il y avait bien le piano, que personne ne l’avait utilisé depuis qu’il était arrivé. Il y avait bien un piano, mais il n’y avait pas d’accordeur. Donc il n’y avait pas possibilité d’accorder ce piano. Alors c’est le pianiste lui-même qui a été obligé d’accorder son piano. Il y a passé toute l’après-midi parce que c’est un métier tout à fait spécial. Alors nous sommes allés à Constantine, à Annaba qui s’appelait Bône autrefois - là aussi il a fallu qu’il accorde lui-même - et puis ensuite on est allé à Alger. Alors à Alger, il y avait l’ambassadeur de France et cætera, donc on a fait venir un accordeur de Marseille qui a accordé les pianos pour Alger, Oran, et Tlemcen. Mais vous voyez, ça m’a appris de la géographie tout ça. J’avais une certaine expérience de l’Afrique méditerranéenne. Je suis retourné au Maroc un certain nombre de fois. Mais je n’avais pas du tout d’expérience de l’Afrique noire. Pas du tout … J’imaginais. Dans Boomerang, il y a une partie qui s’appelle « Jungle » où il s’agit d’Afrique, et d’Afrique noire, mais tellement noire qu’on l’ignore, moi-même je l’ignore. Quand j’ai écrit ça, je n’étais jamais allé en Afrique noire. Et puis, il y a une seconde couche : une de nos amies, qui est traductrice, était à cette époque dans la mission de l’OMS à Harare au Zimbabwe. Elle nous avait demandé plusieurs fois de venir la voir, et là elle nous a dit : « Voilà je vais quitter le Zimbabwe donc c’est maintenant ou jamais ». […] Elle a récapitulé son amour du Zimbabwe. Donc on a pu voir beaucoup de choses. Puis, je suis allé avec un autre ami, dans des conditions complètement différentes, au Burkina Faso. Là j’ai fait des conférences à l’université de Ouagadougou. Voilà, ça m’a donné une vision disons… J’ai eu deux prélèvements d’Afrique noire si vous voulez. Par la suite, je suis allé en Ethiopie. Je distingue l’Ethiopie de l’Afrique noire. C’est un pays extraordinairement complexe. J’en avais déjà beaucoup entendu parler. D’abord à cause de Rimbaud, et puis, j’ai une belle-sœur, la plus jeune soeur de ma femme, qui avait épousé un Éthiopien qui est mort dans les geôles du régime précédent. […] Nous y sommes allés avec notre ami musicien Henri Pousseur, parce qu’il se trouve qu’il avait fait à Metz une pièce en l’honneur de Rimbaud, qui s’appelle Leçons d’enfer, pour le centenaire de la mort de Rimbaud. Alors il s’était intéressé à l’ethnographie musicale de l’Ethiopie. Donc on ne pouvait pas ne pas y aller, c’était impossible et nous avons dit à Henri Pousseur « Il faut absolument profiter de cette occasion, nous y allons, viens avec nous parce que… on ne sait pas du tout ce qui pourrait se produire ». Alors nous sommes allés en Ethiopie. Pour moi, l’Ethiopie c’est un peu une troisième Afrique. Vous voyez, il y a l’Afrique méditerranéenne, l’Afrique noire  et l’Ethiopie c’est encore quelque chose de différent. Nous avons vu ça dans des conditions tout à fait particulières puisque nous étions avec quelqu’un de notre famille. Nous n’avons pas pu voir tous les grands sites  les plus connus, à cause des conditions politiques, parce qu’il y a la guerre civile tout le temps. Mais, Pousseur avait très envie de voir Harrar, et on a réussi à aller à Harrar, dans des conditions pour moi tout à fait exceptionnelles parce qu’on y est allé en 4X4. En général, quand on va de Addis Abeba à Harrar, on prend le train. Vous savez, le train de Addis Abeba à Djibouti construit par les Français il y a fort longtemps, qui existe toujours. On va jusqu’à une ville qui est née du train, qui s’appelle Dire Dawa, et qui est maintenant la capitale de la drogue éthiopienne, le khat. Mais nous, nous avons pu y aller en 4X4, dans des conditions assez difficiles, mais enfin, c’était passionnant. Pour moi l’important, c’était ma belle-soeur, bon et puis Addis Abeba déjà c’était… Passionnant. Nous avons eu la chance de voir aussi Lalibela la ville des églises troglodytes, la ville sainte des Chrétiens. Donc nous avons pu aller à Harrar, il s’est trouvé que c’était possible à ce moment-là, parce que ça ne l’est pas toujours. Quelquefois c’est trop dangereux. Et en allant de Addis Abeba à Harrar, nous avons suivi à peu près le chemin qui est décrit par Rimbaud dans sa lettre à Alfred Bardet pour la Société de géographie. Vous ne connaissez pas ça ?

66- Je ne connais pas cette lettre, non.

67Rimbaud, quand il est arrivé en Ethiopie, a été on peut dire recueilli par un commerçant de café qui s’appelait Alfred Bardet. Il a écrit ses mémoires dans lesquelles il parle un peu de Rimbaud, un peu… Et au moment où la maison Bardet a fait faillite, elle a fermé à Harrar, Rimbaud a essayé de gagner de l’argent en effectuant la livraison de fusils belges à Ménélik qui était en train de conquérir toute l’Ethiopie. Cette expédition s’est passée aussi mal que possible, les fusils sont arrivés avec beaucoup de retard. Puis ensuite, il y a eu des problèmes administratifs à n’en plus finir, si bien que Rimbaud est arrivé à Entoto qui était, disons, la capitale de Ménélik, avec deux ans de retard. Evidemment les choses étaient pratiquement terminées à ce moment-là. Donc il a été reçu avec beaucoup moins d’enthousiasme que ce qui était prévu au début. Depuis, Entoto est devenu un des faubourgs, le faubourg chic, le faubourg des ambassades de la ville d’Addis Abeba qui a été fondée par Ménélik, mais qui n’existait pas encore au moment où Rimbaud est arrivé. Rimbaud a rencontré là un personnage très étrange, passionnant, qui s’appelle Alfred Ilg. C’est un Suisse qui est devenu une sorte de ministre des affaires étrangères de Ménélik. Et c’est cet Ilg qui a encouragé Rimbaud à retourner à Harrar, mais alors comme commerçant indépendant. Vous voyez, il y a une seconde partie de la vie de Rimbaud à Harrar où il a un magasin et où il vend… Heureusement on est très bien renseigné sur cette deuxième partie de la vie de Rimbaud à Harrar, parce qu’on a justement la correspondance commerciale de Rimbaud avec cet Ilg et avec un certain nombre d’autres commerçants qui étaient dispersés dans le territoire éthiopien. Rimbaud revient donc à Harrar, à partir de Entoto - Addis Abeba maintenant - c’est la première fois qu’il arrive à Harrar de ce côté-là. C’est une région qui est pour lui complètement inconnue, parce que toute les autres fois où il est allé à Harrar, il est venu par la mer. Il est venu par un port qui est maintenant en Somalie qui s’appelle Zeila. C'est de là que l’on venait d'Aden. Et puis ensuite, d'Aden, on pouvait aller vers la Méditerranée. Donc, il a fait très souvent le voyage de Harrar jusqu’à Aden. Et toujours en passant à l’Est, à l’Est de Harrar. Et là, c’est la première fois qu’il aborde Harrar par l’Ouest. À cause de cela, il a tenu un journal de voyage, et il a écrit une grande lettre dans laquelle il envoie ce journal de voyage à son ancien patron, Alfred Bardet, qui faisait partie de la société de géographie. Donc cette lettre a été lue comme rapport à la Société de géographie. Et il se trouve que nous avons suivi à très peu de choses près le trajet qui est décrit par Rimbaud dans cette grande lettre à Alfred Bardet. Avec la différence que lui l’a fait en deux semaines tandis que nous l’avons fait en deux jours. C’est ça l’origine du livre, le dialogue avec Arthur Rimbaud sur l’itinéraire d’Addis Abeba à Harrar, où là j’ai même fait des cartes.

68- Pour continuer avec les cartes, est-ce que vous les collectionnez ?

69Non, je ne collectionne pas, je ne suis pas collectionneur. J’ai beaucoup de choses, j’ai l’équivalent d’une collection si vous voulez. J’ai amassé beaucoup de choses, ou il y a beaucoup de choses qui sont arrivées chez moi, que je garde le plus possible, mais je ne suis pas collectionneur, je n’ai pas du tout l’esprit du collectionneur. Je ne vais pas fouiller dans les marchés aux puces ou chez les antiquaires, non. Je n’ai pas de cartes anciennes ou de choses comme ça, non pas du tout. Mais j’ai un vieil atlas auquel je tiens beaucoup. Sans ça j’ai des atlas, j’ai des cartes, et des cartes, il y en a certaines que j’aime beaucoup.

70- Justement, les cartes de vos voyages, les cartes routières, vous les conservez, vous les annotez ?

71Je les conserve, autant que je peux, parce que ça peut toujours servir. Mais je ne les annote pas, non. De temps en temps, quand j’ai des doubles, parce que les cartes, ça se périme assez vite… Les cartes Michelin, si on a une carte qui date de vingt ans, on risque de graves ennuis. Alors donc, les cartes périmées, je m’en sers quelquefois pour faire des collages, des cartes postales, Dans Ici et là, j’ai fait des illustrations en découpant audacieusement des cartes d’un petit atlas de géographie, un petit atlas scolaire.
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Figure 3 : "La double", découpage de Michel Butor

Source : Butor M., 1997, Ici et là, Publisud

72Pour ce Ici et là et ses cartes, comment avez-vous choisi les morceaux de continents de ces illustrations ? Est-ce que ce sont les lieux où vous êtes effectivement allé ?

73Non… Ici et là est distribué en cinq parties du monde, les cinq parties du monde classiques. Et j’ai pris dans chaque partie des morceaux de cartes qui sont liés, qui appartiennent à ces parties du monde. C’est tout. J’ai pris des cartes différentes, d’échelles différentes, pour les faire jouer entre elles. Et j’ai été amené à en faire un certain nombre parce qu’il fallait que je fasse des collages originaux pour les tirages de tête, donc j’en ai fait beaucoup et puis j’ai retenu… On a retenu celles-là.

74- On va abandonner les cartes dont on a beaucoup parlé, pour aborder un de vos livres qui s’appelle Réseau aérien. Comment situez vous le réseau aérien de votre livre par rapport à un réseau aérien réel qui lui serait contemporain ?

75De toute façon, c’est un réseau aérien réel ! J’ai pris l’horaire d’Air France de l’époque, et à cette époque-là il fallait deux jours en avion pour aller de Paris à Nouméa. Mais il était possible de passer d’un côté ou de l’autre, ça prenait le même temps. Donc c’est ça le principe : il y a deux avions qui partent de Paris à peu près en même temps, parce que j’ai trouvé ça dans l’horaire lui-même, et qui arrivent à Nouméa à peu près en même temps. Mais avec non seulement des escales complètement différentes, mais aussi le fait que d’un côté il y a deux nuits alors que de l’autre côté il n’y a qu’une seule nuit. Donc avec la contraction du temps si voulez qui se… Alors ça repose sur un trajet complètement réel, avec les horaires réels. Je n’ai plus l’horaire de cette époque-là, ça doit pouvoir se trouver. Alors, alors il y a un flux très important qui est transatlantique et puis ensuite, on a un flux beaucoup moins important surtout, ce qui va jusqu’à Nouméa, qui sont les derniers tronçons, alors évidemment il n’y a pas beaucoup de trafic, c’est certain.

76- Personnellement je trouve qu’il ressort de la comparaison de ces réseaux, le fait que votre réseau est le reflet de cet axe nord-ouest / sud-est qui est le même que le réseau réel. Est-ce que c’était une volonté de votre part?

77Non, non, mais c’était l’évidence. J’ai fait Réseau aérien parce que c’était une commande de la radio. Il fallait que je fasse une émission d’une heure et demie, quelque chose comme ça, alors le texte de Réseau aérien était beaucoup trop long, il a fallu couper. J’écris toujours trop long. C’était pour une journée consacrée à l’aviation. La seule obligation que j’avais, c’était qu’il y ait des avions. Alors donc, j’ai étudié l’horaire d’Air France et puis j’ai vu cette particularité, le fait que, de Paris à Nouméa on pouvait aller d’un côté ou de l’autre et que ça prenait à peu près le même temps. J’ai suivi exactement ça. Et l’horaire d’Air France de cette époque est évidemment le reflet du trafic général, parce que c’était une compagnie qui essayait, qui essaie toujours, d’être une des grandes compagnies mondiales.

78- Nous allons maintenant aborder la notion de « lieu », parce que c’est un thème central de la géographie, puisque la première question que se pose le géographe est « où ? »

79« Ou » avec ou sans accent ? (rires)4
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Figure 4 : Couverture de "Où" avec l'accent barré

Source : M. Butor, Gallimard, 1971

80- Dans le principe, pour les géographes, il est avec l’accent.

81Bien sûr.

82- Donc, quand vous évoquez des lieux, vous mettez souvent en avant leur épaisseur culturelle et historique.

83Bien sûr.

84Je n’ose pas vous poser la question, mais qu’est-ce qu’un lieu pour vous ?

85Un lieu, c’est une donnée tout à fait générale. C’est l’endroit où on se trouve. Où on se trouve soit même, ou bien l’endroit où se trouvent d’autres personnes. C’est toujours l’endroit où se trouvent des gens. Même si ce sont des déserts. Si ce sont des déserts, les gens… D’abord il y a des gens qui vivent dans les déserts. Et même les déserts où personne ne vit, nous les connaissons à cause des gens qui vivent à côté et qui de temps en temps vont à l’intérieur. Donc c’est toujours lié à la question générale de l’habitation si vous voulez. L’espace lui-même, l’espace interplanétaire est un lieu parce que nous commençons à y aller et puis parce que nous le regardons, nous l’étudions.

86- Et finalement on parle de lieux, mais on parle aussi, et peut-être de plus en plus aujourd’hui de non-lieu. Vous n’évoquez jamais ces non-lieux ?

87Si, si, dans Boomerang, dans toute la partie sur l’Australie, la notion de non-lieu revient très souvent. Il y a toutes sortes de variations autour de ça. Alors il y a des endroits où on est bien accroché, on se dit « c’est mon lieu » et puis il y a des endroits où les gens vivent quand même mais où ils n’ont pas du tout l’impression d’être dans leur lieu. Ils ont l’impression qu’ils pourraient aussi bien être ailleurs, et de plus en plus qu’ils seraient beaucoup mieux ailleurs. Ce sentiment qu’on est beaucoup mieux ailleurs est quelque chose qui se développe considérablement en Occident, chez nous, avec la notion de tourisme, de vacances. La plupart des gens ont une vie dont ils ne sont pas du tout satisfaits et ils n’ont qu’une envie, c’est d’être ailleurs. Alors c’est un ailleurs qui est en général un ailleurs complètement formaté, c’est le mythe de Bora Bora, et donc les gens ont vraiment l’impression d’être dans un non-lieu. Pourtant, pour les gens qui travaillent à Paris, on peut difficilement imaginer un lieu plus chargé de détermination, d’histoire. Les gens vivent de plus en plus dans une espèce de dépossession de leur propre lieu. Donc, ils ont le sentiment de vivre dans un non-lieu. Et puis, il y a beaucoup d’autres lieux qui ne sont pas des… Disons des demeures de la même façon que d’autres. Il y a les gens qui vivent dans des villages, ou bien des gens qui vivent dans des villes, qui ont le sentiment d’appartenir à ça. Et puis il y a les gens qui vivent dans les déserts, les nomades, alors ils appartiennent au désert, et puis à l’intérieur du désert, ils ont un certain nombre de repères. Mais évidemment c’est profondément différent. Dans mes livres il y a certainement une méditation et une présentation de cette notion de non-lieu, le lieu et le non-lieu, et la liaison qu’il y a entre les deux. Parce que cette question de localisation, je l’ai beaucoup étudiée en particulier dans les romans, dans les grands romans du XIXè siècle. Il y a le lieu où se trouve le personnage et ce lieu est relié à toutes sortes d’autres lieux, et puis il y a les lieux auxquels il pense, les lieux dans lesquels il se promène, donc l’endroit où on habite et puis tous les trajets qu’on fait, trajets professionnels, trajets de vacances. Et puis les voyages plus importants, les exils et cætera.

88- Donc, vous dites qu’un non-lieu, c’est quand on ne se sent pas chez soi en quelque sorte.

89Un non-lieu, oui, c’est quand on ne se sent pas chez soi. Et ça a une connotation juridique très importante. La notion de non-lieu dans le droit. Comme on dit, « il y a lieu de poursuivre », il y a un coupable. On ne l’a peut-être pas trouvé mais il y a un prévenu, un suspect. L’enquête, ou le jugement, peut se terminer par la déclaration de la culpabilité, la proclamation générale en place publique de la culpabilité avec toutes les diverses modalités de punitions, incarcération, autrefois il y avait la peine de mort, dans certains pays il y a encore ça. Mais incarcération, avec tous les problèmes que cela pose et en particulier les problèmes que cela pose en France puisque la France est en train d’évoluer vers un régime répressif, mais un régime répressif qui manque de prisons ! Donc il y a un système carcéral qui est complètement d’une autre époque et on voit les ministres de l’Intérieur qui demandent d’enfermer les gens. Enfermer les gens, mais il n’y a absolument pas d’endroit où les enfermer ! Donc il y a ce sens juridique du mot lieu. Il y a lieu de poursuivre et dans les meilleurs des cas, ça se termine par le non-lieu. Le tribunal proclame un non-lieu. Ca veut dire exactement ça : le prévenu n’est pas à la place où il devrait être. Et aujourd’hui, le système juridique marche très mal donc il y a souvent des non-lieux qui sont prononcés avec un retard extraordinaire. Aujourd’hui, là, il y a un non-lieu qui vient d’être prononcé… Un acquittement qui vient d’être prononcé par un tribunal du Var pour quelqu’un qui est en prison depuis trois ans ! On dit depuis trois ans que cette personne n’est pas à la place où elle devait être. Alors vous voyez, cette notion juridique du lieu et du non-lieu, je crois que ça vaut tout à fait la peine de l’approfondir.

90- En fait, j’ai l’impression qu’aujourd’hui, les anthropologues définissent le non-lieu en évoquant par exemple des supermarchés, des zones pavillonnaires, des choses qui, où que l’on soit dans le monde, font qu’on n’est pas vraiment dépaysé, qu’on a des repères.

91Je ne sais pas si on peut appeler ça un non-lieu. C’est un lieu d’un type particulier. C’est un lieu d’une certaine uniformisation de la planète. Cette première uniformisation est venue des grandes chaînes d’hôtels. Et surtout des grandes chaînes d’hôtels américaines, les Hilton, Sheraton et cætera qui ont été faites exprès pour que les plus grands voyageurs actuels - qui sont en même temps à certains égards des non-voyageurs - c’est-à-dire les Américains, puissent se sentir chez eux, donc puissent ne pas être dépaysés. Si on n’est pas dépaysé, c’est qu’on ne voyage pas. C’est pour que le voyage ne soit pas un voyage, donc pour que ce soit une opération de business, une bonne opération d’affaire mais dans laquelle le déplacement local soit aussi atténué que possible. Alors on peut dire que le Hilton est un non-lieu, et puis ensuite le Mac Donald est un non lieu. Oui à cet égard, c’est-à-dire, c’est un endroit qui n’est pas différent du lieu d’où l’on venait ou d’où ils venaient à l’origine. Ca n’est jamais vrai naturellement, c’est utopique ça, c’est le cas de le dire. Alors tous ces lieux de multiplication, les Hilton, les McDonald’s, les supermarchés en général maintenant sont en fait tout à fait localisés, ils sont l’expansion d’un mode de vie américain. Alors les Français ou les Africains à qui ça arrive ne se rendent pas forcément compte de cela. Surtout les Français. Les Français ne savent pas que leur vie est aujourd’hui une copie à soixante-quinze pour cent de la vie américaine. Ils ne savent pas cela parce qu’ils s’imaginent que les supermarchés c’est quelque chose de français. Non, les supermarchés c’est une invention entièrement américaine. L’autoroute, c’est une invention entièrement américaine. Et nos autoroutes, avec leur signalisation reproduisent exactement les modèles américains. Le supermarché est une invention américaine. Lors de mon premier voyage aux Etats-unis, en 1960, il n’y avait encore en France aucun supermarché. En 1960, il n’y avait aucun supermarché ! Ca n’existait pas. Il y avait des grands magasins, ce qui est complètement différent, et le grand magasin, alors ça c’est une invention française. Mais le supermarché, c’est une invention américaine. Et le petit chariot qui caractérise le supermarché aujourd’hui dans le monde entier a été inventé dans les années quarante à Oklahoma City. Alors la première fois que je suis allé au Etats-unis, il n’y avait pas un seul de ces petits chariots en Europe. Je suis retourné ensuite aux Etats-unis, mais dans l’intervalle, j’ai vu un certain nombre d’aspects de la vie américaine qui envahissaient la France, j’ai vu les premiers McDonald’s venir en France, et j’ai vu les premiers supermarchés. J’ai vu aussi les premières autoroutes, et aussi les banlieues telles que nous les avons maintenant. Moi je reconnais tout ça très bien parce que j’ai vu ça aux Etats-unis avant de le voir en France. Vous voyez… Alors donc, ces réseaux sont quelque chose d’extrêmement important mais ils sont en réalité beaucoup plus localisés qu’on le croit parce qu’ils sont américains. Et c’est une expansion en réseau de l’économie américaine sur la planète entière.

92- Je vais évoquer juste un instant le « territoire » qui, comme le mot géographie, n’est pas souvent cité dans votre oeuvre. J’ai principalement le souvenir du poème « territoire » dans Patience.

93Probablement (rires).

94- Donc ce poème qui met, enfin comme je l’ai compris, les strates de la construction d’une ville ou…

95…C’est une oeuvre d’un ami peintre qui s’appelle James Guitet. C’est une espèce de bloc de papier, de bloc de carton très léger. Comme les blocs sur lesquels on note les trucs au téléphone, vous voyez. Donc c’est un objet de cette taille-là qui a été mis dans une boîte de forme cubique, c’est plus grand que ça. L’artiste a pris chaque feuille et l’a découpée. Et la superposition des feuilles donne des volumes. Alors on ouvre la boîte et on voit la première page et on soulève et et cætera. Et en feuilletant… On feuillette l’espace si vous voulez. En feuilletant l’espace on voit des coupes qui vont changer de forme. Au bout d’un certain temps on découvre des choses, on découvre une espèce de caverne à l’intérieur de ce minuscule monument. J’ai mis une phrase sur chaque feuillet. C’est comme ça qu’est fait le texte. J’ai fait quatre exemplaires de ce territoire. A chaque ligne on soulève une page puis alors ça se termine par une espèce de crypte à l’intérieur de laquelle il y a un tube avec un petit rouleau. C’est la dernière partie du texte qui est là. Alors moi, ça me fait penser bien sûr à des monuments égyptiens, des hypogées.

96- Au colloque de la BNF qui s’est tenu récemment, il y a un des intervenants qui a dit : « Il faut le territoire pour écrire le livre ». Ma question serait donc : est-ce que la littérature n’est qu’une manifestation de la géographie ?

97On peut dire aussi bien le contraire. (Rires). Pour moi la géographie, c’est un des genres littéraires. Pour moi la science, on peut aller jusque-là, la science est un genre littéraire qui est caractérisé par des règles particulières. La géographie aussi, c’est un genre littéraire. La géographie officielle et cætera, c’est un genre littéraire qui est caractérisé par un certain nombre de règles.

98- Il y a un autre mot très géographique qui revient chez vous, c’est le paysage. Vous avez écrit à Albuquerque sur la montagne, vous êtes ici à Lucinges, est-ce que vous recherchez un paysage particulier pour vous installer ?

99(Soupir) Je suis très sensible au paysage. Je suis très sensible au paysage en mouvement, c’est-à-dire à la façon dont le paysage se transforme quand on le parcourt. Le paysage immobile, c’est la peinture. Je suis passionné par la peinture bien sûr. Mais j’ai envie d’entrer dans le tableau. Il y a des arbres, j’ai envie d’aller de l’autre côté des arbres. Donc ici, je suis très heureux d’avoir une espèce de tableau à ma fenêtre, avec des arbres, et avec la lumière ça change tout le temps. C’est très beau. Et j’aime bien les paysages de montagne parce que l’horizon change considérablement, parce qu’il y a des objets qui passent les uns devant les autres. J’aime beaucoup les paysages mobiles, donc les paysages vus du train, les paysages vus de l’avion. Et puis j’aime aussi beaucoup la déambulation, la façon dont on explore le paysage. Je crois qu’on peut distinguer deux choses : le paysage à plat - le cadre, donc ce qu’on voit en restant immobile devant un cadre, même si on peut se rapprocher ; quand on regarde de la peinture, on va aller regarder des détails, et cætera, mais après il y a ce paysage qui est quand même sur un plan -  et le paysage traversé, le paysage à l’intérieur duquel on se promène.

100- Justement à propos de ce dernier paysage, de façon peut-être un peu triviale, j’ai relevé que le chien semble jouer un rôle important dans votre relation au paysage. Vous avez écrit, dans M. Butor par M. Butor : « Le chien m’entraîne sur les pentes des montagnes à la recherche de phrases et de paysages ».

101Ici, j’ai un chien. J’ai beaucoup changé de lieux dans ma vie. Je me suis promené, je suis allé faire des conférences, et cætera, d’hôtel en hôtel, mais je me suis aussi installé pour des mois dans différents pays, et c’est une façon tout à fait différente, disons, d’appréhender un pays, d’avoir l’expérience d’un pays. Et j’ai eu un chien… Quand j’étais jeune il y avait un chien dans ma famille. Mais pour moi, j’ai eu un chien quand j’étais à Nice. J’ai vécu, avant de venir ici, un certain nombre d’années à Nice. Je faisais la navette entre Nice et Genève pour faire mes cours à Genève puis retrouver ma famille à Nice. C’est seulement quand mes filles ont toutes eu terminé leurs études secondaires qu’on a décidé de se rapprocher de mon lieu de travail car ma géographie quotidienne devenait vraiment trop compliquée, trop tendue. Nous avons eu un chien à Nice et ensuite j’ai pris l’habitude d’avoir un chien. Ici, c’est très important d’avoir un chien. Tous les gens, dans toutes les maisons, ont des chiens. C’est vraiment l’avertisseur. Quand les maisons se rapprochent, alors il n’y a plus besoin de chien. Ca devient simplement, comme on dit, un animal de compagnie. Mais auparavant, dans une région comme celle-ci, c’était très important d’avoir un chien. […] Donc, ça fait un certain nombre d’années que j’ai des chiens. Et les chiens, il faut les promener. Mais évidemment, c’est lui qui a besoin de cette promenade. Pour moi, c’est très utile de marcher, de sortir. Si je n’avais pas de chien, je ne le ferais pas, je ne me promènerais pas tout seul, parce que je m’ennuierais. Et le chien est une relation avec le paysage extraordinaire (rires). Alors il est très précieux pour ça. Il me promène tous les matins. C’est moi qui décide où l’on va, naturellement, mais c’est lui qui est l’obligation absolue de sortir. Evidemment, il cherche ses affaires, il sent partout et ça m’amène à regarder des choses que je ne regarderais pas s’il n’était pas là. Et puis il y a une espèce de conversation obligatoire qui se fait entre le maître et le chien. C’est toujours très intéressant, ça remplit tous les vides du monologue intérieur, de la recherche. Ca m’aide beaucoup à trouver des idées et à m’enfoncer dans le paysage. Maintenant je vieillis, alors je fais des promenades moins longues qu’avant. Mais avant, j’aimais bien marcher le matin pendant deux heures. Ici le paysage est magnifique, on ne voit rien aujourd’hui, mais un autre jour, ça s’éclaircirait et c’est vraiment très beau. On monte, et très peu au-dessus d’ici, à moins d’une heure de marche, il y a le chemin de crête des Voirons, la petite montagne sur laquelle nous sommes, qui est une réserve de grands animaux, on peut rencontrer des chevreuils, très facilement, c’est magnifique. Et à ce moment-là il faut bien tenir son chien.

102[…]

103- Le dernier mot géographique que je voudrais aborder est le mot « frontière ». Est-ce qu’on peut dire que ce mot est un mot de passe pour votre oeuvre?

104Oui probablement. C’est certainement un mot très important parce que j’ai franchi beaucoup de frontières dans ma vie. Réellement et métaphoriquement. Il y a des tas de domaines dans l’enseignement, l’université et cætera  qui sont considérés comme très séparés, par exemple le droit et la géographie, eh bien il faut franchir et quelquefois, il y a des gardiens, quelque fois il y a des douaniers, qui ne veulent pas qu’on passe des choses. Mais il faut. J’ai franchi beaucoup de frontières et ça a toujours été une expérience à la fois difficile et très exaltante. Difficile parce que je déteste le regard culpabilisant des douaniers. J’ai passé un an à Berlin-Ouest, en 1964, juste après la construction du mur, il y avait la Ford foundation qui avait fait un programme pour attirer l’attention sur le problème de Berlin. C’était très intelligent, ils ont donné des bourses de séjour à Berlin à un certain nombre d’écrivains, de musiciens, de peintres ou sculpteurs, venant d’au moins vingt pays différents. Nous nous sommes retrouvés à Berlin, évidemment, Berlin-Ouest était une île, entièrement à l’intérieur de l’Allemagne de l’Est. Et à cette époque- il y avait le mur. Il fallait quand même aller voir l’autre partie de Berlin, parce que, malgré ce mur qui coupait la ville en deux, c’était quand même une ville. Il fallait traverser la frontière et c’était une frontière particulièrement sinistre. Le passage de Berlin-Ouest à Berlin-Est était particulièrement désagréable, parce qu’on devait remettre son passeport à la douane, ils le gardaient à la douane, et il fallait repasser… Il y avait trois  passages, mais il était obligatoire de repasser par la même porte pour pouvoir reprendre ses papiers. Vous savez aujourd’hui, quand on n’a pas ses papiers sur soi, on se sent en danger. C’est un moyen de pression des gouvernements bien sûr. Et là, c’était particulièrement fort. Alors quand on était à Berlin-Est, on était en quelque sorte dépossédés de soi-même. On se demandait tout le temps si on allait bien pouvoir repasser. Et les jeunes policiers allemands qui tenaient la frontière avaient une façon de vous regarder qui était absolument glaçante. Donc, il y a quelque chose de très pénible dans le passage de la frontière et les gouvernements ont rendu cela très pénible. Mais une fois qu’on est de l’autre côté, et bien il y a quand même le sentiment extraordinaire que tout est différent. On parle une autre langue, bien sûr, il y a d’innombrables détails qui vous montrent qu’on est dans un autre pays. C’est une expérience dont je ne me lasse pas. C’est pour ça que j’aime bien être à côté des frontières, vivre à côté des frontières. Ici je suis presque sur la frontière suisse. Et la frontière suisse est maintenant très facile à passer. Mais quand même, la Suisse n’est pas dans l’Europe. Elle est au centre de l’Europe, on peut même dire qu’elle est le centre de l’Europe, mais elle n’est pas dans l’Europe institutionnelle. C’est un des paradoxes de notre temps, comme il y en a tant d’autres. Alors donc je suis tout près de la frontière suisse et je suis amené à la franchir assez souvent, enfin au moins une fois par semaine. Nous sommes ici dans la banlieue de Genève. Et puis on est tout près de la frontière italienne, on a en bas l’autoroute blanche qui va au tunnel du Mont-Blanc, on a l’Italie juste à côté.

105[…]

106- On peut dire que, dans votre oeuvre, vous transgressez les frontières que ce soit à la fois géographiques et littéraires, et que vous les repoussez. Est-ce que c’est pour ne plus vous situer sur les marges que vous essayez d’ouvrir ça ?

107Je me situe dans la marge et c’est en quelque sorte pour qu’il n’y ait plus de marges.

108- Je pensais à votre situation ici. Vous êtes en marge de Paris, de la vie littéraire, de la France, mais en même temps vous êtes au coeur du village.

109Je suis au coeur du village, mais pourtant je suis juste à l’écart du village, vous voyez. Alors, ça reproduit en plus petit ma situation générale. Je me sens très fort en marge. Mais je ne suis pas seul à être en marge. Autrefois il y avait des gens qui se sentaient vraiment bien au centre. Surtout les Parisiens, ils étaient tout à fait sûrs d’être au centre du monde, ils étaient au centre de la France. Pour aller d’un point à un autre de la France, il fallait toujours passer par Paris. Par exemple, je suis allé la semaine dernière à Brive-la-Gaillarde, parce qu’il y a une foire du livre et l’Académie Mallarmé m’a donné un prix. Et ce prix il fallait aller le chercher à Brive-la-Gaillarde, parce que les sous sont donnés par des gens de la Région. […] Pour aller, ce n’était pas un problème, parce qu’il fallait aller par Paris pour prendre le train des écrivains. […] Mais dimanche dernier, on aurait voulu rentrer directement à Lucinges. Je ne sais pas si vous voyez où est Brive-la-Gaillarde ? C’est entre Périgueux et Clermont-Ferrand. Brive-la-Gaillarde / Lucinges / Paris, ça fait un triangle équilatéral. En général il est possible d’aller en suivant l’horizontale. On peut passer par Clermont-Ferrand et Lyon. Ca c’est possible les jours de semaine, mais le dimanche, il n’y a plus de trains entre Périgueux, Brive-la-gaillarde et Clermont-Ferrand. Ca n’intéresse personne. Parce qu’il y a des trains pour les travailleurs. Heureusement qu’il y a des trains pour que les travailleurs puissent aller travailler à Clermont-Ferrand sans être obligés de passer par Paris. Mais le dimanche, il n’y en a pas besoin. Si on doit aller quelque part le dimanche, c’est à Paris. Alors nous avons été obligés de passer par Paris pour revenir ici. C’est-à-dire que nous avons fait le double du chemin. Pas le double du temps parce que les lignes transversales en France sont beaucoup plus longues. Il n’y a pas de TGV transversalement. On est encore dans cet esprit de centralisation très fort. Alors nous avons dû faire deux fois le trajet qui aurait été possible avec une autre organisation de l’espace. […].
Michel Butor, le voyage et l’écriture

110- A présent, j’aimerais aborder votre relation au voyage. Vous nous avez dit tout à l’heure que vous étiez un privilégié du voyage en quelque sorte. Est-ce que vous écriviez déjà un petit peu, lors de vos voyages de jeunesse ?

111Quand j’étais adolescent, j’écrivais déjà des poèmes. Je les écrivais en classe quand le professeur m’ennuyait. Je m’installais au fond de la classe et j’écrivais. Mais dans le train non, ça secoue trop. J’ai du mal à écrire en dehors de chez moi parce que je suis trop sollicité par le lieu étranger. Je regarde avec tous les pores de ma peau. Mais évidemment, je peux avoir un chez moi de relais. Si je suis pour une année aux Etats-Unis, j’ai évidemment un chez moi qui n’est pas le même qu’ici, mais qui me sert de lieu de tranquillité. Donc là j’écris. Mais j’écris très rarement pendant le voyage lui-même. Ca peut arriver, mais j’écris très rarement quand je suis dans le train, dans l’avion ou dans une auto. Il faut que je sois un peu tranquille, que le lieu soit neutralisé. Il y a tellement de choses que j’ai envie de regarder que je ne peux pas écrire. Quand je suis dans un lieu dont j’ai déjà une certaine habitude, je peux m’en abstraire, comme on dit, et là, je peux écrire.

112- Vous mémorisez donc beaucoup de choses ?

113Beaucoup. J’ai une espèce de caméra dans la tête qui enregistre perpétuellement et il y a des morceaux qui en sortent. Quand j’étais jeune, je faisais de la photographie, et la photographie me servait beaucoup à ça. À partir d’un certain moment, je n’en ai plus fait.  Je crois que j’ai fait des photographies jusqu’en 1962. J’ai dû commencer à en faire en 1951-52. Après l’Egypte. Pendant dix-onze ans j’ai fait de la photographie et après ça j’ai complètement arrêté parce que j’ai rencontré des photographes. Ce n’est pas que je trouvais mes photographies nulles par rapport aux leurs, non. C’est : ils faisaient cela, ça m’intéressait de travailler avec eux mais j’avais quand même l’impression de faire double emploi. Depuis un certain temps, c’est ma femme qui fait des photographies et ça nous sert beaucoup à tous les deux. Il y en a quelques-unes qu’on agrandit, et je mets des légendes à côté.

114- Quel est votre premier souvenir de voyage ? Ou votre plus long voyage ? Celui qui vous a le plus impressionné lorsque vous étiez jeune.

115J’avais déjà pas mal voyagé quand j’étais jeune. Ces voyages de vacances en Bretagne ou dans le midi de la France. Ensuite, il y a eu mon premier long voyage, mon premier long séjour seul à l’étranger. C’était le voyage en Egypte. Ca a été pour moi décisif. J’ai appris à vivre un peu seul, toujours avec beaucoup de difficultés je dois dire. Le pays m’a passionné. Après le voyage en Egypte, j’ai fait un certain nombre de voyages pour m’installer provisoirement en tant que professeur. En Egypte, j’ai été professeur, puis je me suis installé deux ans en Angleterre, à Manchester. Ensuite je suis resté un an à Paris, puis je suis reparti pour la Grèce, pour Salonique. Après je crois que je suis resté quelque temps à Paris.  Ensuite, j’ai fait un premier séjour à Genève. Après ça, j’ai eu un prix littéraire, j’ai travaillé un peu dans le milieu de l’édition parisienne. J’avais déjà publié dans des revues, des choses comme ça. Je connaissais un peu ce milieu. En 1960, je suis parti aux Etats-unis pour la première fois et j’y suis resté sept ou huit mois. Je suis parti avec ma femme, ma première fille et j’ai eu une seconde fille qui y est née. Ca aussi, avoir un enfant né dans un autre pays, ça donne des liens, ça fait voir des aspects tout à fait différents. Il y a un certain nombre de voyages qui ont été décisifs : le voyage en Egypte, puis le premier voyage aux Etats-Unis. Les romans que j’ai écrits, c’est entre les deux, entre ces deux voyages. Après le voyage aux Etats-Unis, je n’ai plus écrit de romans. J’aurais voulu, j’ai essayé, mais ça s’est toujours transformé en autre chose. Il y a eu beaucoup d’autres voyages qui ont été très importants pour moi. Avec ces deux pays, il y en a un autre qui m’a aussi beaucoup apporté, c’est le Japon. J’ai fait plusieurs voyages au Japon. J’ai eu la chance d’être invité dans une université de Tokyo pour un trimestre. Ca m’a fait entrer un peu à l’intérieur.

116- Pour continuer sur les modes de transports qui font le voyage, comment préférez-vous voyager pour appréhender le monde ? Souvent l’avion est décrié au profit du train. On dit, mais vous montrez que ce n’est pas vrai, qu’en avion on ne voit pas vraiment le paysage alors que dans le train on le voit  changer.

117On le voit autrement. J’aime bien voyager en train, j’aime bien voyager en avion. Et le paysage apparaît d’une façon toute différente. Contrairement à ce que beaucoup de gens disent, je suis passionné par le paysage qu’on voit d’avion. Evidemment on est souvent au-dessus des nuages, donc le paysage des nuages est peut-être monotone. Mais il y a des moments où c’est très beau aussi. Quand on voit la terre, on voit les différences géographiques. Voyager au-dessus des Etats-Unis en avion, c’est absolument passionnant. Le premier voyage que j’ai fait aux Etats-Unis - c’était encore en bateau à l’époque -  s’est effectué sur un très grand bateau qui s’appelait l’United States, le plus grand bateau qu’on ait jamais fait. C’était très bien, mais c’était une traversée dure parce que nous avons fait le trajet Le Havre – New York au mois de janvier, avec une tempête au milieu de l’Atlantique. Et puis on est revenu au mois d’août, en bateau aussi. Mais après ce voyage, ça a toujours été en avion.

118[…]

119Jean Louis Tissier, qui est un des spécialistes des relations entre géographie et littérature à la Sorbonne, a interviewé J. Gracq5.

120Ah Julien Gracq était géographe.

121- Il était géographe, en effet. C’est pour ça qu’il est une des références littéraires principales en géographie. Donc Julien Gracq disait à propos du voyage en train :« Enfant, dans un wagon, je n’imaginais pas être autrement qu’à la fenêtre à regarder ce qui se passait. Je retenais bien, je notais des différences assez subtiles et je les gardais en mémoire ». Cela reprend la façon que vous aviez de regarder le paysage en train ?

122Oui. Mais alors le paysage en train, on le voit défiler latéralement. Il défile d’un bout à l’autre de la fenêtre. Quand on est en voiture, le paysage vous arrive par devant. Ce n’est pas du tout pareil. Quand on est en voiture, la vision de face fait qu’on entre dans le paysage. Alors évidemment on regarde surtout la route, et avec la route il y a toutes sortes de choses. En général, c’est ma femme qui conduit. J’ai conduit un peu mais très mal. Alors c’est elle qui conduit, moi je suis à côté. Et je regarde le paysage, j’en profite. Le paysage m’arrive comme ça, c’est tout à fait autre chose. Dans le train, c’est latéral. Quand on est derrière dans une voiture, on regarde aussi latéralement. C’est deux mouvements du paysage profondément différents. En ce qui concerne l’avion, quand on a la chance d’être près d’un hublot, on voit le paysage en bas, on a le sentiment d’être très au-dessus et on voit le paysage un peu comme une carte de géographie. C’est le même sentiment, c’est une carte de géographie mais qui est en vrai. Quand on va en avion à basse altitude, on a encore une autre façon de percevoir le paysage. Lors de mon premier séjour aux Etats-Unis, j’ai d’abord habité à Bryn Mawr College, dans la banlieue de Philadelphie, puis je suis allé faire un cours d’été à Middleburry College dans le Vermont. Le Vermont c’est entre New York et Montréal, le long du Hudson. Et de là on m’a demandé de venir faire une causerie à un collège de vacances, pas une université, un collège. Des garçons et filles de quatorze-quinze ans qui se trouvaient dans le Maine, à Bar Arbour. Le seul moyen d’y aller est en avion, mais en avion-taxi. Il y a donc un avion-taxi qui est venu me chercher à Bar Arbour et qui m’a ramené deux jours plus tard. C’était un petit avion, avec les parois de toiles qui tremblaient énormément et des hélices. Cet avion ne s’élevait pas très haut, il volait à l’intérieur des vallées. Il ne volait pas au-dessus des vallées mais dedans. Cela donnait encore une vision complètement différente, un peu la vision qu’on a quand on se promène en montagne justement parce qu’on est à peu près à la même hauteur par rapport à la vallée. Mais avec une liberté tout à fait autre.

123[…]

124- Par rapport à l’écriture du monde, vous dites que vous ne prenez pas de notes, ou quasiment pas pendant vos voyages, comment écrivez vous ?

125Non, je ne prends pas de notes mais dans certains voyages, j’accumule des documents, j’accumule de la documentation. Comme pour Mobile, j’ai accumulé des tas de prospectus, des catalogues et cætera. Et puis je travaille là-dessus.

126[…]

127- Justement, quand vous dites de Mobile que c’est une représentation, vous sous-entendez que c’est la représentation des Américains et non celle de l’auteur.

128C’est évidemment ma représentation, la représentation à laquelle j’ai fini par aboutir en écoutant le discours américain. En l’écoutant à toutes sortes de niveaux : dans ses représentants les plus éminents (Franklin, Jefferson, etc.) ; dans ses représentants les plus quotidiens : alors ça c’est le bavardage des catalogues, le bavardage du commerce. Il y a ces deux pôles qui sont extrêmement importants. Avec tout ça, j’espère donner au lecteur de quoi se faire une représentation.

129- Vous disiez, pourD, que vous vouliez que cela soit vraisemblable même pour les Américains.

130C’était très important pour moi. Vous voyez, on a parlé tout à l’heure du fait qu’au XVIè siècle les écrivains voulaient se rendre à Rome. Au XXè siècle, après la deuxième guerre, les écrivains, tous les intellectuels voulaient se rendre aux Etats-Unis, à New York. Et si on n’était pas allé à New York, il y avait des choses qu’on ne savait pas. C’était parfaitement vrai, on était en avance. On voyait les autoroutes, les supermarchés, les MacDonald’s qui sont arrivés ensuite en France. C’est vrai qu’on était en avance. Je ne sais pas si c’était une bonne avance, mais c’était une avance. À cette époque, les gens voulaient y aller, et quand ils en revenaient, ils publiaient leur bouquin : « Mes impressions des Etats-Unis », « Quinze jours à New York », et cætera. Comme j’avais déjà publié le Génie du lieu, je savais que je serais obligé de faire quelque chose, qu’on allait me poser des tas de questions sur les Etats-Unis. Il fallait que je prépare mon discours. Au début je me suis dit que j’allais employer à peu près le même style que dans le premier tome du Génie du lieu. Mais ça n’a pas marché. Je me suis rendu compte de plus en plus que les bouquins français que j’avais lus sur le sujet - je ne parle pas des représentations françaises du XIXè siècle que j’ai étudié par ailleurs mais des bouquins récents - étaient faux. Ce que racontaient les gens, le détail des anecdotes étaient justes, ils n’étaient pas menteurs, mais l’interprétation était fausse. Si je publie un truc comme ça, les Américains vont dire « Voilà encore un de ces Français qui vient passer quelques mois aux Etats-Unis et qui croit tout comprendre ». J’ai donc essayé de faire parler les américains eux-mêmes. D’où toutes ces citations. Ca n’a pas arrangé les choses parce que lorsque le bouquin est paru, il a fait un scandale en France, puis aux Etats-Unis.

131Au début, ça a beaucoup choqué les Américains et puis peu à peu, c’est devenu un classique aussi. Ils se sont reconnus et ils se sont dits que c’était une façon de présenter les choses.

132- A. D.: Cela les avait choqués de quel point de vue ?

133D’abord la forme a choqué. Ces phrases éclatées avec ces noms de lieux qui se promènent un peu partout. Disons qu’au premier abord, on a un peu un éblouissement. C’est un peu comme les étoiles du drapeau américain. Donc il y a ce premier choc formel. Puis il y a à l’intérieur du livre une critique très violente des Américains. J’ai essayé que ce soit une critique des Américains par eux-mêmes. Par exemple il y a un personnage qui joue un rôle très important dans tout le livre, c’est un des très grands hommes de la Révolution américaine, Thomas Jefferson. C’est un homme de génie. C’est lui qui a rédigé le texte de la déclaration d’Indépendance, c’était un architecte génial qui s’est fait la maison de ses rêves à Monticello. C’est tout à fait extraordinaire. Je m’étais intéressé à Jefferson à partir d’Ezra Pound, le poète américain de la première moitié du XXè siècle qui a fini fasciste, condamné, mais qui est quand même le plus grand poète de cette période. Dans son livre qui s’appelle les Cantos, il a donné un rôle très important à Jefferson. Il cite des morceaux de la correspondance de Jefferson qui sont très intéressants. Je me suis dit : « Si je prends Jefferson, ils ne pourront pas me critiquer, ils ne pourront pas récuser ça ». Donc j’ai choisi, très méchamment, un texte de Jefferson qui s’appelle Notes sur l’Etat de Virginie. J’ai pris un passage, que j’ai traduit aussi fidèlement que j’ai pu,  et qui montre que Jefferson - considéré aujourd’hui aux Etats-Unis comme le symbole de l’égalité des races -  était à l’époque, et d’une façon tout à fait inévitable, raciste, profondément raciste. Alors ça c’est une façon de déboulonner une idole qui a beaucoup choqué. Le fait qu’on ne puisse pas récuser le côté raciste de ce discours n’empêche en rien l’admiration que j’ai par ailleurs pour Jefferson. On pourrait continuer indéfiniment.

134- En lisant De la distance, j’ai remarqué que lorsque vous écrivez sur des lieux, c’est parfois très longtemps après. En  n’écrivant pas sur le lieu ni sur le moment, est-ce que vous tentez ainsi de mettre une distance à la fois temporelle et physique entre les lieux ?

135Ca dépend. Il y a des lieux sur lesquels j’écris assez vite et puis il y en a d’autres qui sont tellement lointains que j’ai besoin que ça mûrisse, que j’ai besoin d’accumuler encore de l’information. Par exemple pour le Japon, j’ai eu besoin de beaucoup de temps avant de commencer à oser en parler un peu.

136- C’est la même chose pour le Mexique apparemment.

137Evidemment. Dans tous ces cas, j’ai tout à fait conscience de n’avoir fait qu’effleurer la question.

138[…]

139- Pour aborder maintenant la forme du livre, comment cela vous est-il venu de sortir du cadre traditionnel du livre ? Est-ce que c’est Mobile  le premier livre pour lequel vous osiez cela ?

140J’ai déjà eu des audaces avant. Dans Passage de Milan, il y a une partie au milieu où il y a des monologues intérieurs de beaucoup de personnages différents. En marge, j’ai mis les noms des personnages, c’était déjà ça. Ensuite, lorsque j’ai publié L’emploi du temps, j’avais des phrases très longues. Au début je m’étais efforcé de ne pas avoir des phrases trop longues, mais ça ne marchait pas. Alors je me suis dit que ce livre paraîtrait avec la longueur des phrases qu’il fallait. J’ai donc fait des phrases très longues. Pour aider la lecture, j’ai mis des paragraphes à l’intérieur même des phrases, des paragraphes qui commençaient par une minuscule. Ce qui est tout à fait contraire aux habitudes des typographes. Peu à peu, j’ai expérimenté des choses comme ça. Pour Mobile , c’était beaucoup plus grave. J’ai eu la chance d’avoir un maquettiste très compréhensif à ce moment-là chez Gallimard. Il s’appelait Massa. C’est moi qui ai fait tout le manuscrit mais il a très bien compris et il m’a aidé.

141- Mobile  est votre livre le plus audacieux, à l’époque parce qu’on ne s’y attendait pas, mais peut-être encore aujourd’hui. Gyroscope est aussi très audacieux.

142C’était très audacieux et ça reste quelque chose qui frappe.

143- Pour les textes comme Mobile , les Génie du lieu, est-ce que c’est sur le lieu que vous vous êtes aperçu que vous ne pouviez pas l’écrire de façon linéaire ?

144Non, ce n’est pas sur le lieu même. C’est en étant rentré, en commençant à travailler dessus. Peu à peu cette forme s’est imposée. Ca a été un travail immense.

145- Votre façon d’aborder les Génie du lieu, est-ce que c’est une géologie de la géographie humaine ? Comme les strates du poème « Territoire ».

146Un peu oui.

147[…]

148- Dans tous vos livres qu’on retourne, qu’on lit à l’envers, il y en a qu’on lit à l’envers comme des occidentaux, mais il n’y en a pas vraiment qu’on lit à l’envers comme les japonais ?

149J’avais envie de faire un livre comme ça, vraiment à la Japonaise. Seulement, le livre ne s’est pas fait. Un éditeur japonais a vu l’ancienne collection Skira, Les sentiers de la création où est paru mon livre Les mots dans la  peinture. Il s’est dit qu’il allait faire une collection semblable au Japon. Par l’intermédiaire de mon traducteur japonais, j’ai été invité au Japon pour pouvoir faire un livre dans cette future collection japonaise. Le livre ne s’est pas fait mais nous avons été invité. La condition était qu’il fallait absolument que je parle de quelque chose de japonais. C’est très difficile de parler du Japon. Je me suis dit que la seule chose dont je pourrais à la rigueur parler, c’est de l’art japonais ancien, jusqu’au XVIIIè siècle, XIXè siècle. C’est de là que vient le texte 21 classiques de l’art japonais. Ce texte devait en principe paraître en version japonaise. Et je m’étais arrangé pour qu’on puisse avoir les illustrations qui soient dans les deux sens. Pour que ça puisse être publié au Japon avec le texte japonais dans l’ordre du livre japonais. Et que le texte français, parce qu’il voulait faire aussi une édition française, soit dans l’ordre du livre français. C’est pourquoi il y a deux suites qui s’entrecroisent et qui devaient permettre d’avoir les mêmes illustrations pour les deux versions. Donc de diminuer considérablement le prix. Voilà ce que j’ai essayé dans cette direction-là. Mais finalement, l’éditeur  a fait faillite.

150- Pour Transit, on le retourne comme pour marquer le franchissement de l’équateur, Pour Gyroscope on le retourne aussi et on peut imaginer que les quatre colonnes sont des méridiens. Avec tout ça, vous nous invitez à une véritable géographie du livre.

151Tout à fait. Je dois dire quelque part que la terre est une page sur laquelle nos voyages écrivent. Il y a un très beau passage de Victor Hugo à propos du cirque de Gavarnie. Mais c’est la géologie plutôt. Il parle du gouffre de Gavarnie et il dit que c’est creusé par l’eau. Alors il parle de la goutte d’eau qui fait un trou dans les couches de la terre. Comme un ver qui creuse les pages d’un livre. Donc ça permet de feuilleter le livre de la terre, mais alors le livre historique, le livre des époques successives de la terre. Ce qui est très intéressant, c’est le jeu sur « ver » et « vers » avec tout ce que cela peut ouvrir.


Michel Butor et La Modification (23 oct. 1957)

Interview mythique de Michel BUTOR par Pierre DUMAYET sur le livre "La Modification"